Si notre consommation d’énergies fossiles ne diminue pas, nous assisterons à la plus importante extinction d’espèces marines de ces 252 derniers millions d’années.

Vers la fin du Permien, il y a environ 252 millions d’années, un unique supercontinent dominait le globe. L’océan qui l’entourait était parcouru de poissons osseux et cuirassés et de scorpions de mer de la taille d’un humain. Des arthropodes striés (les trilobites) régnaient en maîtres sur les profondeurs. Mais on y trouvait aussi toutes sortes de brachiopodes aux faux airs de palourdes et d’ammonites ressemblant à des nautiles à coquille (quoiqu’elles fussent en réalité plus proches des calamars et des pieuvres). Si l’on connaît ces créatures de nos jours, c’est grâce au registre fossile : à la fin du Permien, 90 % de la vie marine fut anéantie par la plus grande extinction de masse de l’histoire de la Terre. Selon certains scientifiques, celle-ci aurait été causée par des dégagements massifs de dioxyde de carbone, probablement à la suite d’éruptions volcaniques dans la région des trapps de Sibérie. En 2018, une équipe de chercheurs a montré que la cause la plus fréquente de décès avait alors vraisemblablement été un stress physiologique dû au réchauffement des mers et à une disparition de l’oxygène, un sous-produit du changement climatique, lui-même causé par les gaz à effet de serre.

« Si nous reprenons nos émissions en main rapidement, nous pourrions tout de même encore perdre quelque chose comme 5 % des espèces marines », prévient Curtis Deutsch, co-auteur de l’étude et climatologue de l’Université de Princeton. « À deux degrés [Celsius] de réchauffement, on pourrait assister à une perte de 10 %. Un changement se produirait au sein de la communauté globale formée par les espèces dans la plupart des régions. Mais il s’agirait d’une quantité assez faible. Nous éviterions une extinction de masse. »

UNE EAU TROP PAUVRE EN OXYGÈNE

Des études parues ces quinze dernières années montrent que les zones de l’océan naturellement pauvres en oxygène s’étendent rapidement, quoique de manière irrégulière, et évincent la vie marine vers des bandes aquatiques toujours plus étroites, riches en oxygène, et situées près de la surface. Ces régions désoxygénées (le golfe du Bengale, le large de l’Afrique de l’Ouest, de larges portions de l’est du Pacifique, etc.) ont gagné près de 4,5 millions de kilomètres carrés depuis les années 1960 et s’étendent vers la surface au rythme d’un mètre par an environ. Au large de la Californie du Sud, à 200 mètres sous la surface, près d’un tiers de l’oxygène a disparu à certains endroits au cours des vingt-cinq dernières années. Les zones marines complètement privées d’oxygène ont été multipliées par quatre depuis le milieu du siècle dernier. Mais d’autres changements se produisent. Et certains sont étranges. Certaines espèces de crabes et de calamars ont du mal à voir lorsque leur environnement est pauvre en oxygène. Les populations de zooplancton, minuscule organisme servant de nourriture aux animaux marins plus grands, ne pourront pour la plupart pas supporter de nouvelles pertes d’oxygène sans se déplacer vers de nouveaux horizons (celles-ci ont déjà atteint leur seuil de tolérance). La pauvreté en oxygène entrave la reproduction de certains poissons et accroît les maladies chez d’autres. Mais le bouleversement le plus important concerne la respiration. Plus il fait chaud, plus les animaux ont besoin d’oxygène pour satisfaire leurs besoins énergétiques. Ceci alors que les réserves d’oxygène dans l’océan diminuent.

UN SCÉNARIO IMPROBABLE MAIS INSTRUCTIF

Justin Penn et Curtis Deutsch ont recueilli des données métaboliques concernant des dizaines et dizaines d’animaux marins, des crustacées aux requins, vivant dans tous les océans, sous toutes les latitudes et à toutes les profondeurs pour savoir de quelle quantité d’oxygène chacun d’eux a besoin pour survivre. Ils ont réuni des données montrant l’ampleur du réchauffement puis ont eu recours à des simulations par ordinateur pour découvrir comment le seuil de tolérance hypoxique et la taille minimum de l’habitat dont les espèces allaient avoir besoin était susceptible d’évoluer à mesure que les températures augmentent. Ils ont découvert que dans le pire scénario d’émissions (celui dans lequel celles-ci continuent de s’envoler, qui semble désormais improbable selon de nombreux chercheurs), le réchauffement des océans et la perte d’oxygène causeraient l’extinction de plus d’espèces d’ici à la fin du siècle que tous les autres facteurs de stress marin combinés (surpêche, pollution, etc.) Mais ces pertes ne seront pas distribuées de manière homogène. Ce sont les mers tropicales qui perdraient le plus d’espèces, quoique beaucoup d’entre elles survivraient en se déplaçant vers des régions plus froides. Les animaux vivant principalement sous des latitudes plus élevées, par exemple dans le très fécond Pacifique Nord, où s’approvisionnent la plupart des pays d’Amérique du Nord, seraient encore plus vulnérables.« Les espèces tropicales ont bien plus de chances de survivre car les conditions chaudes et hypoxiques se généralisent dans le monde et ces espèces se sont déjà adaptées à ce type d’environnement, explique Justin Penn. Les espèces [des zones] froides et riches en oxygène n’ont nulle part où se réfugier. » Le même schéma (risque d’extinction accru pour les espèces polaires) a été détecté dans le registre fossile de l’extinction de la fin du Permien.

Même si nous parvenons à juguler rapidement nos émissions, certaines pertes seront inévitables ; la température du globe a déjà augmenté en moyenne d’environ 1°C. Mais si nous parvenons à nous maintenir sous la barre des 2°C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle (ce qui est prévu par l’accord de Paris signé en 2015), les pertes seraient circonscrites sous la barre des 10 %.

Sur 2,2 millions d’espèces marines, cela « représente tout de même un nombre gigantesque », déplore Justin Penn. « Mais c’est un ordre de grandeur inférieur à ce qu’il pourrait être. »

National Geographic

Photographie: ©Michaela Skovranova