L’avenir des thons est en jeu : une technique de pêche néfaste, les « dispositifs de concentration des poissons », est en discussion internationale jusqu’au 5 février. Le « greenwashing » de l’UE est dénoncé par des associations de pêche.

Thon albacore, obèse, listao. En steak, en boîte ou en ceviche, ils échouent chaque année par millions dans l’estomac des Français. Les techniques utilisées pour les pêcher, à plusieurs dizaines de milliers de kilomètres de là, sont pourtant destructrices. Du vendredi 3 au dimanche 5 février, les trente-et-un États membres de la Commission des thons de l’océan Indien (à laquelle appartient notamment la France) devront se prononcer sur les « dispositifs de concentration des poissons », des systèmes de pêche délétères pour la faune marine. Si l’Inde défend leur interdiction totale, l’Union européenne, en soutien à sa flotte industrielle, prône pour le moment des régulations cosmétiques, au mépris des enjeux de protection.

À première vue, les « dispositifs de concentration de poissons » dérivants (ou DCP) peuvent sembler inoffensifs. Il s’agit de simples radeaux en bambou, en plastique ou en métal, d’une envergure moyenne de 4 à 6 m2. Une traîne de vieux filets de pêche, pouvant atteindre une longueur de 80 mètres, leur est accrochée afin de ralentir leur dérive. Un GPS embarqué permet de les localiser dans l’océan.

L’intérêt des pêcheurs industriels pour ce système tient au fait que de nombreuses espèces de poissons, pour des raisons mystérieuses, aiment s’agréger sous les objets flottants. On peut trouver jusqu’à 50 tonnes de thons frétillant sous un seul DCP, signale à Reporterre le chercheur Alain Fonteneau, qui a écrit de nombreuses études sur le sujet. Une fois qu’ils y sont amassés, les pêcheurs les encerclent avec une senne, un long filet qui se referme comme une bourse.

« Une catastrophe environnementale »

Les senneurs ont commencé à développer cette technique dans les années 1990. Elle est aujourd’hui prépondérante. Chaque année, plus de 100 000 DCP sont déployés dans les océans, selon une étude réalisée pour le compte du Parlement européen en 2014. 65 % des prises mondiales de thons tropicaux en dépendent. Dans l’océan Indien, environ 300 000 tonnes de thons obèses, albacore ou listao sont capturés grâce à eux chaque année, selon les chiffres d’Alain Fonteneau. La France et l’Espagne, qui comptent une trentaine de senneurs dans la région, sont les plus grands adeptes de cette technique. Leurs prises atterrissent (entre autres) dans les boîtes de conserve des marques Saupiquet et Petit Navire.

Diablement efficaces, les DCP sont une « catastrophe environnementale », selon Frédéric Le Manach, directeur scientifique au sein de l’association de défense des océans Bloom. Premier problème : la capture « accessoire » d’espèces fragiles, voire menacées. Requins soyeux, tortues marines et dorades coryphènes sont en effet eux aussi attirés par les DCP, et se retrouvent pris par mégarde dans les filets des senneurs industriels.

L’immense majorité des poissons attirés par ces dispositifs sont par ailleurs juvéniles. 97 % des thons albacores capturés sous DCP par des entreprises européennes dans l’océan Indien, entre 2015 et 2019, n’avaient pas encore atteint leur maturité sexuelle, selon les chiffres de Global Tuna Alliance. « Forcément, s’ils n’ont pas encore eu le temps de se reproduire, la population augmente plus difficilement », signale Frédéric Le Manach. Le risque est d’autant plus important que l’albacore est classé comme « surpêché » depuis 2015. Le thon obèse, également ciblé par les armateurs industriels, l’est depuis 2022. Le statut du listao, très fréquemment vendu en boîte de conserve, doit être évalué cette année. « Nous sommes très pessimistes, poursuit le spécialiste de la pêche. Il n’a jamais été autant pêché qu’en 2022. »

Selon Alain Fonteneau, l’afflux de radeaux artificiels dans l’océan pourrait également perturber les dynamiques de migration naturelle des thons, à l’œuvre depuis des millions d’années. « Ils suivent leur direction et se retrouvent en grand nombre dans des zones où ils n’ont pas grand-chose à manger. » Cette hypothèse fait cependant encore l’objet de débats scientifiques.

Dernier effet néfaste des DCP, et non des moindres : la pollution. Lors d’une campagne de recherche aux Seychelles, François Chartier, de Greenpeace France, se souvient avoir vu des radeaux truffés de plastique « partout » dans les atolls. « Les pêcheurs les abandonnent », explique-t-il. Quand ils ne s’échouent pas sur les plages, les DCP coulent au fond des océans. 225 720 tonnes de débris plastiques auraient été générées par ces dispositifs entre 2016 et 2019, selon une étude de 2021.

Accusations de « greenwashing »

En raison de leur dangerosité, et afin de préserver la ressource pour les pêcheurs artisans, l’Inde propose, dans le cadre des discussions en cours au sein de la Commission des thons de l’océan Indien, d’interdire ces dispositifs. Cela impliquerait, pour les pêcheurs, de recommencer à suivre, de manière moins efficace, les déplacements naturels des poissons. Une mesure nécessaire, selon Frédéric Le Manach et François Chartier. Les réglementations actuelles, assurent-ils, sont en effet insuffisantes pour maintenir les écosystèmes marins en bonne santé. « Dès qu’on impose aux senneurs une contrainte, elle est immédiatement contournée », dénonce le directeur scientifique de Bloom.

En 2019, la Commission des thons de l’océan Indien avait ainsi limité à 300 le nombre maximum de DCP « actifs » par bateau. Résultat : « On a vu le développement de navires de soutien, qui ne pêchent pas, mais larguent des DCP pour le compte des bateaux de pêche », raconte Frédéric Le Manach. On compte aujourd’hui une quinzaine d’embarcations espagnoles et françaises de ce type dans l’océan Indien.

« Ce n’est pas parce que les DCP seront en bambou qu’on aura réglé tous les autres problèmes »

Le secteur s’est par ailleurs lancé, sans aucune régulation, dans une course effrénée à l’innovation technologique. « La pêche au thon, c’est devenu un délire de science-fiction », dénonce la fondatrice de Bloom, Claire Nouvian. « La technologie embarquée à bord des DCP est dingue, confirme Frédéric Le Manach. Ils ont aujourd’hui des sonars multifaisceaux pour déterminer l’espèce et la taille des poissons sous la surface. » Les senneurs utilisent également des dispositifs d’intelligence artificielle pour localiser en temps réel, grâce à des données satellites sur les courants ou la température de l’eau, les zones de pêche les plus productives. « On n’est plus du tout dans un modèle chasseur-cueilleur. On utilise des technologies issues du secteur militaire pour maximiser le rendement. »

Face à cette situation, le spécialiste de la pêche juge la réaction de l’Union européenne insuffisante. Au sein de la Commission des thons de l’océan Indien, elle se contente pour le moment de prôner le recours à des DCP biodégradables, et une réduction de leur nombre à 260 unités par bateau. Du « greenwashing », selon François Chartier. « Ce n’est pas parce que les DCP seront en bambou qu’on aura réglé tous les autres problèmes », abonde Frédéric Le Manach.

S’il juge « très peu probable » que l’interdiction défendue par l’Inde soit adoptée d’ici le 5 février, le directeur scientifique espère qu’une proposition du Kenya parviendra à améliorer un minimum les choses. Le pays, soutenu par onze autres anciennes colonies, invite à éliminer progressivement les navires de soutien, et à limiter à 150 unités le nombre de DCP par navire. « Pour cette année, ce serait un compromis acceptable, estime Frédéric Le Manach. On continuera de toute manière à faire campagne pour l’interdiction des DCP jusqu’à ce qu’on l’obtienne. »

https://reporterre.net/Dans-les-oceans-une-technique-de-peche-ravage-les-populations-de-thons
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