Sur tous les continents, des hommes et des femmes se battent pour l’environnement. Cette semaine, Match a rencontré la navigatrice, à l’occasion du One Ocean Summit, organisé pour préserver le trésor le plus prometteur de l’humanité.

Paris Match. Dans un monde qui réagit vite à la logique économique, on a le sentiment que les industriels ou les start-up ne se ruent pas vers la “croissance bleue” à laquelle vous croyez tant. Pourquoi ? On est à l’aube d’une révolution, comme on a eu une révolution spatiale, numérique, nucléaire. Pourquoi reste-t-on un peu les bras ballants ? Parce qu’il manque une vision stratégique au plus haut niveau de l’État, un objectif à long terme avec un cap fixé, des réglementations adaptées, des soutiens financiers en conséquence. La mer recèle un potentiel incroyable. Mais on investit 100 fois plus dans le spatial que dans le maritime. Pourtant, c’est une immense bibliothèque qui est à notre portée. Je vous donne quelques exemples : la peau du requin dont la structure empêche l’adhérence des bactéries et des microbes. Une start-up a créé un revêtement de ce type, qui recouvrira l’intérieur des hôpitaux, pour empêcher justement la prolifération des staphylocoques. Un chercheur français travaille sur du sang de vers marins 40 fois plus chargé en oxygène que l’hémoglobine humaine, qui pourrait être utilisé en cas d’AVC et l’est déjà pour conserver des greffons. Le pacemaker de demain s’inspire du cœur de la baleine, cette gangue de graisse de 600 kilos parcourue par un réseau de nanofibrilles qui permet de capter l’électricité produite naturellement par le corps pour faire fonctionner un pacemaker sans pile. Il y a aussi la colle qui vient de petits vers et sera utilisée en chirurgie parce qu’elle ne laisse aucun résidu. Ou encore les plastiques issus de la crevette, des polymères de l’huître, un antidouleur, déjà commercialisé par Sanofi, 1 000 fois plus puissant que la morphine : il est produit par un petit coquillage, le “cône magicien”. L’océan fournit déjà des éléments qui entrent dans la composition de 22 000 médicaments ! Dans l’AZT, la trithérapie contre le sida, certains éléments proviennent du hareng. On a compris la prolifération des cellules cancérigènes grâce à l’étoile de mer. On travaille sur l’Alzheimer avec une petite méduse. On s’intéresse à l’“immortalité” en étudiant comment le homard autorépare ses télomères. C’est fascinant ! Et on ne connaît que 3 à 5 % de la biodiversité marine. La mer a tant à nous apprendre. Mais on préfère brûler ses “livres”, pour un peu d’énergie, plutôt que les étudier.

L’accès à l’eau potable est un des enjeux clés de demain. Dans un monde qui se réchauffe, croyez-vous à une désalinisation à outrance ? Sur 1,4 milliard de kilomètres cubes d’eau dont dispose la Terre, seulement 3 % sont de l’eau douce. Et sur ces 3 %, 0,3 % de l’eau douce “accessible”. Donc, on a finalement très peu d’eau, et inégalement répartie sur le globe. La zone amazonienne, par exemple, qui en reçoit beaucoup, a très peu de population. Pour des continents comme l’Afrique, c’est l’inverse. La désalinisation sera indispensable. Même si on parle des ressources aquifères qui seraient sous les mers et dont le potentiel en eau serait bien plus important que ce dont l’humanité rêve.

Dans le cadre de One Ocean Summit , voulu par le président Macron, vous animerez un atelier consacré à l’éducation des plus jeunes, souvent très conscients des enjeux. Ne faudrait-il pas éduquer plutôt leurs parents ?
La jeunesse est le meilleur levier d’action. Toute transformation passera par elle. Ils ont besoin d’apprendre à connaître, parce que c’est ainsi qu’on apprend à aimer. Donc à protéger. Je travaille avec le ministère de l’Éducation nationale depuis vingt ans. On a beaucoup parlé de la planète verte, de la forêt amazonienne et de Bornéo… et tant mieux. Mais on a longtemps oublié les océans. Ils occupent pourtant les trois quarts de la planète. La vie est née dans la profondeur des océans, il y a 4 milliards d’années, avant de se répandre sur terre. Même si le dauphin, ce mammifère marin, a suivi le chemin inverse, ce qui se voit encore à ses nageoires : on y distingue nettement des phalanges. Il a rejoint la mer pour sa survie. J’aime bien cette idée que l’homme lui aussi retournera à la mer pour trouver des solutions.

Pourquoi avez-vous le sentiment que les Français délaissent les questions maritimes ? Tabarly disait : “Pour les Français, la mer, c’est ce qu’ils ont dans le dos quand ils sont sur leur serviette à la plage.” Et pourtant, la France est la deuxième puissance maritime mondiale, avec 11 millions de kilomètres carrés sous notre juridiction. Le continent européen est même la première puissance maritime du monde ! Il faut se souvenir que notre vie dépend de la mer. Les océans régulent le climat, sont indispensables à l’oxygène que l’on respire. Ils sont aussi la marmite de l’humanité. Grâce à la désalinisation, ils fournissent même l’eau potable à 400 millions de personnes ! Et pourtant, on a cru qu’on pouvait tout y rejeter, des quantités gigantesques d’armements entre les deux guerres aux tonnes de détritus d’aujourd’hui. Et tout ce plastique revient dans nos assiettes. On en avalerait chacun 5 grammes par semaine, l’équivalent d’une carte Bleue ! Quand les nanoparticules entrent dans le cycle, on ne peut pas s’en débarrasser. C’est pourquoi on retrouve des fragments de plastique dans les placentas ou dans les fœtus.

Mais la mer, ce sont aussi des enjeux géostratégiques et économiques. Donc une logique de domination par les grandes puissances. Que peut faire la France, seule ?En effet. Il y a ceux qui poursuivent leur expansion sans trop se soucier du reste, comme la Chine. Avec la nouvelle Route de la soie, voulue par Xi Jinping, les Chinois ont acheté ou construit 196 ports dans le monde. En Europe, on parle de Trieste, Valence, Hambourg, Athènes, et même de parts du port de Marseille… Ils ont compris que celui qui dominera la mer dominera le monde. Les flux maritimes, ce sont les routes de l’économie mondiale. Et la France risque d’être laissée pour compte parce qu’elle ne désenclave pas suffisamment ses ports. L’enjeu est à la fois écologique et économique. La maritimisation d’un pays ne s’arrête pas à une politique d’aires protégées.

Le souci environnemental n’est-il pas incompatible avec le développement économique ?
Il ne s’agit pas de reproduire en mer les erreurs commises sur terre. La mer n’est pas une planète de rechange. J’espère qu’on a mûri sur ces questions. Aujourd’hui, il est indispensable qu’on consacre plus de moyens à l’étude. C’est une des volontés du président Macron. Mieux comprendre, c’est mieux préserver. Nous avons des centres de recherche très avancés, qu’ils relèvent de l’industrie ou des start-up. Tant mieux pour tous les métiers qui vont en sortir : dans les énergies de demain, les biotechnologies marines, l’aquaculture, les bio-algues… Je rêve d’une grande maison de la mer et de programmes plus ambitieux encore. Il faut qu’on soutienne les industries qui existent mais qui ont besoin d’une vision. Donc, d’une stratégie claire de l’État.

N’est-ce pas le cas avec ce sommet One Ocean ?
Avec d’autres, j’ai beaucoup poussé pour qu’il ait lieu. Les 9 et 10 février seront consacrés aux ateliers de travail. Le 11 réunira les chefs d’État. Lorsque tous les acteurs de la mer se mobilisent, cela porte ses fruits. Aujourd’hui, la question est de savoir comment on va réduire les plastiques dans les océans et limiter la pollution. À chaque cycle de lavage dans nos machines à laver, il y a entre 20 et 30 millions de microparticules de plastique rejetées ! Une start-up a inventé un filtre mais il n’est pas obligatoire. Pire encore, 60 des plus grandes villes du monde n’ont pas de station d’épuration. Tout repart à la mer. Il faut savoir que 60 % de la haute mer est hors juridiction. Ce sera un des aspects clés du sommet. On a des traités sur les fonds marins, pas sur les colonnes d’eau. En tant que deuxième puissance maritime, la France doit prendre le leadership sur ce sujet.

Beaucoup de gens ne comprennent pas qu’on stigmatise la surpêche, tout en assurant que les océans sont un réservoir pour nourrir l’humanité. Expliquez-nous ce paradoxe.
Un tiers de la population mondiale n’aurait pas droit aux protéines si elle n’avait pas accès à l’océan. Et c’est bien pour ça qu’il faut arrêter de faire ces usines flottantes qui détruisent la biodiversité. La France est effectivement le troisième pêcheur européen, derrière le Royaume-Uni et l’Espagne. Mais l’ensemble de la pêche européenne représente seulement 4 % de la pêche mondiale ! La Chine à elle seule, c’est pratiquement la moitié. Sans compter la pêche illégale : 30 millions de tonnes chaque année avec des bateaux hors la loi, des ports de complaisance qui acceptent des marchandises illégales. Et un gaspillage colossal. Sept millions de tonnes pêchées “par mégarde” et rejetées parce que les poissons sont écrasés, ou trop petits ou ne correspondent pas aux quotas. Et pourtant, on l’a vu avec le thon rouge, si on le décide, les résultats arrivent vite. On peut faire comme pour la pêche à la légine dans les mers du Sud : des personnes embarquées qui surveillent. La plupart des pêcheurs français pratiquent une pêche artisanale, avec des bateaux de moins de 12 mètres. Il faut les soutenir. Il est possible de continuer à manger du poisson, mais de manière raisonnable. Élever des espèces qui consomment elles-mêmes, pour 1 kilo comestible, de 4 à 5 kilos de poissons, voire 9 à 10 pour le thon rouge, c’est absurde. Il existe beaucoup de poissons végétariens et des start-up qui savent développer des farines avec des algues. Je ne suis pas une adepte de la décroissance ni une collapsologue. L’homme peut donner du sens au progrès. Il doit s’inspirer de la nature. Le biomimétisme est un des thèmes que je développe dans mes programmes éducatifs. Il est possible de concevoir un développement économique intelligent en lien avec la mer, avec des solutions concrètes.

Paris Match / Environnement

Photographie: Raymond Wae Tion