Les organismes gélatineux prolifèrent dans plusieurs endroits du globe, bouleversant les écosystèmes. Ces pullulations sont un symptôme de la dégradation des océans à cause des activités humaines.

D’ordinaire, pour voir des méduses onduler au rythme des courants, il faut mettre la tête sous l’eau. N’ayant ni branchies ni tuba, c’est dans les tréfonds de l’Aquarium de Paris (16e arrondissement) que nous plongeons à la rencontre des mystérieux cnidaires. Plus précisément au laboratoire, où sont élevées une cinquantaine d’espèces avant d’être présentées au public. On y parvient après avoir arpenté un dédale de couloirs en béton, imprégnés d’une odeur âcre de poisson cru. Aurelia aurita, Stomolophus meleagris, Cotylorhiza tuberculata… Sous la lumière blafarde de néons, une myriade de juvéniles contractent lentement leurs ombrelles, faisant tournoyer leurs minuscules tentacules dans un ballet hypnotique.

Les bras gantés de plastique, deux aquariologistes frottent vigoureusement les parois de leurs bassins. En captivité, les danseuses de gélatine sont fragiles. Leur eau doit être changée tous les trois jours. L’aquariologiste Étienne Bourgouin, qui travaille sur les méduses depuis une dizaine d’années, s’amuse du paradoxe : « On a beaucoup de mal à reproduire les conditions adéquates pour qu’elles puissent vivre, alors qu’on ne sait plus quoi en faire dans le milieu naturel. »

Depuis plusieurs décennies, les pullulations de méduses se multiplient à travers le monde. Le phénomène n’est pas nouveau : nos ancêtres antiques redoutaient déjà la bestiole, apparue sur Terre il y a 650 millions d’années — avant les arbres. « Aujourd’hui, des espèces prolifèrent à des endroits où ce n’était pas le cas il y a quelques années », dit Étienne Bourgouin.

« Certaines ont flingué des régions entières »

80 % des espèces de méduses élevées au laboratoire de l’Aquarium de Paris prolifèrent dans différents endroits du monde. « On élève un peu des pestes, sourit le jeune homme. Certaines ont flingué des régions entières. » Lors de « blooms », des invasions, il arrive qu’elles dévorent les larves d’autres espèces, réduisant leur population à peau de chagrin.

L’un des exemples le plus illustres est celui du courant de Benguela, au large de la Namibie. La biomasse de méduses y a explosé depuis les années 1990. En 2006, elle était estimée à 13 millions de tonnes, soit trois fois celle des poissons de la région. Cette zone autrefois productive est aujourd’hui une « ville fantôme », raconte la biologiste Lisa-Ann Gershwin dans son livre Piqués ! Sur les proliférations de méduses et le futur de l’océan. Les méduses y ont supplanté la grande majorité des autres organismes vivants. D’autres évènements ont marqué les esprits. En novembre 2009, un chalutier japonais de 10 tonnes a chaviré après avoir pris dans ses filets des méduses géantes de Nomura (Nemopilema nomurai), qui peuvent mesurer 2 mètres et peser plusieurs centaines de kilos. L’espèce pullule en mer du Japon depuis 2005. « Elle se développe dans les baies à l’agonie en Chine, puis dérive avec les courants jusqu’aux côtes japonaises, dit Étienne Bourgouin. Elles ont un impact hallucinant sur les pêcheurs, car elles bouffent toutes les autres espèces. La région est totalement sinistrée. »

« Il est possible qu’il y ait des méduses partout dans des dizaines d’années »

Autre facteur de « bloom » : la présence d’engrais agricoles dans le milieu naturel. « Ils permettent au phytoplancton, puis au zooplancton de se développer, ce qui fait plus de nourriture pour les méduses », explique Étienne Bourgouin. La plupart des organismes marins souffrent des excès de nutriments dans l’eau. Ils peuvent en effet provoquer des efflorescences algales, dont la dégradation par les bactéries requiert beaucoup d’oxygène. Mais la plasticité exceptionnelle des méduses leur permet, là encore, de tirer leur épingle du jeu : « Elles sont capables de survivre dans des zones très pauvres en oxygène, là où un poisson, un crustacé ou une étoile de mer aura fui, ou sera mort », explique Delphine Thibault

Source: https://reporterre.net/Les-meduses-envahissent-les-oceans-malades

Photographie: ©Christian MUDUC