Cette “accélération bleue” en inquiète plus d’un. Sur les terres, on ne peut pas dire que nous soyons parvenus à un développement durable. Dans la mesure où il est de plus en plus facile d’exploiter avec profit des ressources maritimes difficiles d’accès et où le droit en la matière reste flou, nous risquons la foire d’empoigne au fond des océans. “Notre société repose sur la dégradation de la nature, la destruction de la nature, affirme Enric Sala, un écologiste des milieux marins qui a le titre de National Geographic Explorer. Il est vital de comprendre que nous ne pouvons pas réitérer dans les océans les erreurs commises sur les terres.” Reste une question à plusieurs milliards de dollars : comment s’y prendre ?

Nouvelle frontière

L’exploitation – ou plutôt la surexploitation – des océans n’a rien de nouveau. Citons l’effondrement des populations de baleines à cause de la chasse aux XIXe et XXe siècles, l’épuisement de stocks halieutiques autrefois abondants et les dégradations provoquées par le chalutage de fond. Mais depuis les années 2010 notre intérêt pour les océans a pris une tout autre ampleur. En 2016, l’OCDE – un club de pays riches – a prédit que l’économie de la mer deviendrait le principal moteur de la croissance économique mondiale, passant ainsi de 1 500 à 3 000 milliards de dollars entre 2010 et 2030.

“Nous sommes dans une nouvelle phase du rapport de l’humanité à l’océan, résume Jean-Baptiste Jouffray, qui travaille au Stockholm Resilience Centre, à l’université de Stockholm. L’océan concentre beaucoup d’espoirs et d’attentes, comme nouvelle frontière économique et comme moteur des futurs développements humains.” Jean-Baptiste Jouffray et ses collègues ont proposé le terme “accélération bleue” dans un article paru en 2020, une déclinaison de la “grande accélération”, qui désigne la forte hausse, à compter de 1950, de toutes les mesures des répercussions humaines sur les terres – la croissance démographique comme l’extraction des ressources. Ce plongeon récent dans l’océan est notamment lié aux avancées technologiques qui l’ont rendu possible, que ce soit le forage marin, les éoliennes en mer, les centrales de désalinisation ou les chalutiers-usines. Jean-Baptiste Jouffray explique : “De nombreuses activités offshore étaient impensables il y a encore quelques décennies.”

On peut difficilement employer le mot “durable” pour décrire la plupart des industries maritimes. L’économie de la mer pèse actuellement 1 700 milliards de dollars, dont près de la moitié est tirée de la production offshore de pétrole et de gaz polluants (830 milliards de dollars [790 milliards d’euros] par an), suivie de la construction d’équipements maritimes, des pêcheries et du transport par conteneurs – ce dernier étant un pollueur de premier ordre qui échappe à presque toutes les réglementations. Dans cette liste, les secteurs durables de demain sont quasi invisibles. L’éolien en mer est à la traîne, en huitième place, avec des recettes d’à peine 37 milliards de dollars [environ 35 milliards d’euros].

Cet état des lieux n’est pas sans conséquences. “L’océan vit déjà une crise très grave”, constate Sebastian Unger, de l’Institute for Advanced Sustainability, à Potsdam, en Allemagne. Plus de 50 % des océans ressentent déjà les effets de la perte de leur biodiversité, de la pollution sonore liée aux activités humaines, de la pollution chimique et plastique, affirme le scientifique, et rares sont les lieux intacts. Et pendant ce temps, nous avons loupé l’objectif de protéger 10 % des zones côtières et marines à l’horizon 2020, en particulier les zones les plus essentielles à la biodiversité : 7,7 % d’entre elles sont partiellement protégées et 2,4 % seulement sont totalement protégées. Seules 1 % des hautes mers font l’objet d’une protection.

Source: https://www.courrierinternational.com/long-format/enquete-l-exploitation-des-oceans-prospere-et-s-accelere

Photographie: ©Graham Anderson