Président du Muséum national d’histoire naturelle, Bruno David décrypte l’impact de l’océan sur le climat et les conséquences du changement climatique sur la vie marine.


Pour la nouvelle revue Océan, éditée par Ouest-France et dédiée à l’univers marin dans toutes ses composantes et sous toutes les latitudes, Bruno David, président du Muséum national d’histoire naturelle, revient longuement sur les évolutions du climat et ses interactions avec l’océan global.

Quel est le principal impact de l’océan sur le climat ?

L’océan est d’abord un formidable amortisseur du changement climatique. Il y a une énorme inertie dans l’océan. On dit souvent que l’océan couvre 70 % de la surface de la planète, mais c’est 3 700 mètres de profondeur moyenne. Ce volume faramineux est à l’origine de cette inertie thermique formidable. On en a une expérience tangible en constatant sur une plage la différence entre la température de la mer et celle de l’air. L’océan a donc ce rôle d’amortisseur du réchauffement climatique, mais l’inertie thermique marche dans les deux sens. Nous sommes dans une phase où l’océan absorbe du CO2, absorbe de la chaleur. Il nous aide en quelque sorte. Mais si nous dépassons un certain seuil et même si nous devenions plus vertueux, on peut en rêver, l’océan mettra longtemps à revenir à son équilibre initial.

La circulation océanique est-elle perturbée par le changement climatique ?

Dans l’océan, il y a une circulation dite thermohaline, liée au fait que les masses d’eau n’ont pas la même densité, en fonction de leur température et de leur salinité. C’est comme un grand tapis roulant qui circule à travers l’océan mondial. Si on imagine que l’on suit une goutte d’eau sur ce tapis océanique jusqu’à ce qu’elle revienne à son point de départ, le circuit prend à peu près 1 000 ans. Bien sûr, c’est plus complexe que cela, toutes les gouttes ne suivent pas les mêmes chemins. Ce « tapis roulant » a une grande inertie. Mais si on affecte cette circulation océanique en modifiant le climat, faire fondre le Groenland, modifier la circulation du Gulf Stream, il faudra aussi 1 000 ans pour espérer revenir en arrière.

La vie océanique participe-t-elle à ce rôle d’amortisseur des variations climatiques ?

L’océan est très lié au climat à travers sa biodiversité. Il va participer au cycle de l’oxygène. Le plancton végétal a une très grande efficacité par rapport aux végétaux terrestre. Le plancton, ce sont des individus monocellulaires, des cellules indépendantes qui sont toutes des usines à photosynthèse. Si vous prenez un chêne, seules ses feuilles sont des usines à photosynthèse. De plus, ces feuilles sont saisonnières et une seule face fait de la photosynthèse. Sa productivité est médiocre rapporté au même volume de plancton. Le plancton capte l’énergie solaire, participe à la photosynthèse. Quand il meurt, il tombe au fond et stocke du carbone. Il intervient également dans le cycle de l’oxygène, en absorbant du gaz carbonique et en relâchant de l’oxygène.

On dit parfois qu’on lui doit une respiration sur deux ?

C’est un raccourci. Il participe pour moitié à la production d’oxygène, mais une bonne partie de cet oxygène est recyclée dans l’océan lui-même.

Le plancton a-t-il vraiment un rôle dans la formation de nuages ?

Oui. C’est un aspect moins connu du plancton mais bien documenté. Le plancton produit du sulfure de diméthyl (DMS) qui sert de point d’ancrage à la vapeur d’eau qui s’évapore de l’océan. S’il fait très beau, et plutôt chaud, il va y avoir rapidement beaucoup de production de plancton végétal et, bien sûr, beaucoup d’évaporation. Le plancton va produire de grosses quantités de DMS, qui vont capter la vapeur d’eau, la transformer en gouttelettes qui vont servir de point d’ancrage à des gouttelettes plus grosses qui vont devenir des nuages. Les nuages ainsi formés vont diminuer la luminosité, entraînant une moindre production de plancton et donc moins de DMS… On est dans un cycle vertueux.

Le réchauffement climatique a un double impact sur la masse d’eau, avec la fonte des glaces et la dilatation de l’eau. Quelle est la part de chacun de ces facteurs ?

La dilatation de la masse d’eau a déjà un effet assez important, mais centimétrique seulement. Ce qui se passe en ce moment, c’est la fonte des glaciers continentaux. En volume, ce n’est pas énorme. En Arctique, la fonte de la banquise n’est pas un sujet en termes de masse d’eau, parce que c’est déjà de l’eau salée. Elle est déjà dans l’océan et est même un peu plus dilatée. C’est comme un glaçon dans votre verre. En fondant, il ne va pas faire déborder le verre. Ce qui va compter, ce sont les calottes glaciaires. Groenland d’une part et Antarctique de l’autre. Le Groenland est en train de fondre ; et s’il fond complètement, cela peut représenter plusieurs dizaines de centimètres de hausse du niveau des océans, on passe à l’ordre du mètre. En Antarctique, on est encore très loin du seuil de 0 °C.

Il y a pourtant déjà des conséquences ?

Des parties se réchauffent très vite, d’autres restent stables voire refroidissent. Là où ça se réchauffe, il y a une accélération du fluage de la glace. Sous son propre poids, la calotte, qui a quelques milliers de mètres d’épaisseur, glisse naturellement vers la mer, c’est le fluage. Une grande plateforme de glace de quelques centaines de mètres couvre la mer de Weddell sur une surface de trois à quatre fois la France. Sur la mer de Ross, on a également ces grandes plateformes qui sont installées. De temps en temps, des blocs se détachent de ces plateformes et dérivent vers le Nord.

Depuis les années 2000, on a vu des morceaux de la taille du Luxembourg partir en un seul bloc. Si les températures s’emballaient et s’il y avait fonte de la calotte antarctique, on changerait la géographie mondiale de façon majeure. La fonte totale de l’Antarctique provoquerait une élévation de 58 mètres du niveau des mers ; on passe à un ordre de grandeur décamétrique ! Cela prendrait plusieurs centaines d’années, mais ce ne serait pas un cadeau à laisser aux générations futures.

Quel est l’impact du changement climatique sur la biodiversité marine ?

On voit déjà des migrations climatiques de poissons. Pas mal de poissons sont arrivés en Méditerranée orientale par le canal de Suez, puis sont passés en Méditerranée occidentale. C’est comme ça qu’on a des bancs de barracudas en Provence depuis une vingtaine d’années. On a vu traîner des dorades coryphènes dans le golfe de Gascogne. On a vu des poissons tempérés nager jusqu’au Groenland. On voit des déplacements de faune. Même les espèces qui se déplacent sous forme larvaire trouvent de nouvelles conditions. Cela touche surtout les espèces des eaux continentales parce que les eaux de fond (à plus de 1 000 mètres) ne sont pas encore réchauffées.

Mesure-t-on les conséquences de l’acidification de l’océan ?

L’océan est toujours basique mais il l’est moins en raison de l’augmentation du CO2 capté. Cela pose des problèmes aux espèces qui doivent fabriquer des squelettes calcaires. Ce n’est pas un acide tel que les coquilles de moules vont fondre, mais pour les organismes, la construction du squelette demande plus de ressources. L’impact est difficile à mesurer mais il est réel.

Les projets d’ingénierie climatique impliquant l’océan vous semblent-ils sérieux ?

Je suis très dubitatif sur le fait de vouloir manipuler des systèmes naturels de grande ampleur parce que cela peut nous retomber sur le museau très rapidement. La vie océanique a pendant des millions d’années piégé des carbonates, ce qui est une façon de piéger du carbone, mais vouloir manipuler la microbiodiversité océanique pour qu’elle piège plus de carbone, c’est jouer les apprentis sorciers avec du vivant. Surtout dans un système qu’on connaît aussi mal que le système océanique, cela me semble extrêmement dangereux.

https://www.ouest-france.fr/mer/entretien-l-ocean-est-un-formidable-amortisseur-du-changement-climatique-c80facb4-4eca-11ed-b832-30b1043f3243

© STEVE CLABUESCH